La constitution de Carthage est le régime politique de la cité à l'époque punique.
Le régime politique de Carthage a fait l'objet de vastes débats en
raison de sa longue évocation par Aristote dans son
ouvrage La Politique, parallèlement aux
institutions de Sparte et de Crète. Ce
texte, unique exemple de l'époque à évoquer in extenso des institutions politiques
non grecques, a suscité de nombreuses polémiques entre historiens, polémiques
qui se sont atténuées de nos jours.
L'organisation politique de Carthage était louée par de nombreux
auteurs antiques qui mettaient en avant sa « réputation
d'excellence ». Si peu de détails sont connus sur le gouvernement
de la grande cité, on dispose néanmoins du précieux texte d'Aristote : ce
dernier la dépeint comme un modèle de constitution « mixte »,
équilibrée et présentant les meilleures caractéristiques des divers types de
régimes politiques, c'est-à-dire mêlant des éléments des systèmes monarchique
(rois ou suffètes), aristocratique (Sénat) et démocratique (assemblée
du peuple).
Les sources sont très limitées et la plupart du temps partiales,
car parfois issues d'auteurs romains ou grecs ; de ce fait, elles ont
rendu la conclusion du débat difficile. De plus, le contexte culturel et
la terminologie utilisée ne sont pas conformes au contexte politique oriental.
En outre, le texte d'Aristote semble décrire des institutions politiques
statiques, ne tenant aucunement compte des évolutions liées aux conflits de l'histoire de Carthage, dont les guerres siciliennes, antérieures au
texte ; on ne dispose pas non plus d'informations sur les changements liés
à la période des guerres puniques et de la guerre des mercenaires entre autres. Le
texte d'Aristote a donc alimenté un vif débat, certains historiens dont Stéphane
Gsell le considérant comme une description tardive. Les chercheurs
privilégient désormais une évolution des institutions au cours de l'histoire.
En dépit des insuffisances de l'information dont on dispose sur Carthage, les données sont beaucoup plus importantes que pour les autres cités puniques.
I. Évolution institutionnelle ?
Les institutions politiques de Carthage n'ont pu
rester statiques pendant toute la durée de l'existence de la cité et il est
difficile de penser que les aléas de l'histoire, faite d'expansions et de reflux, aient été sans
conséquence. Le choix d'exposer les institutions de Carthage dans l'ouvrage
d'Aristote est peut-être lié à la volonté d'Aristote de présenter des
archaïsmes et, à tout le moins, constitue un tableau des institutions de
la cité dans la seconde moitié du ive siècle av.
J.-C..
La constitution est vue comme mixte avec un pouvoir
exécutif fort, une assemblée délibérante et un haut conseil, marquant un aspect
oligarchique et aristocratique, et une assemblée du peuple dotée d'un important
rôle d'arbitre. François Decret pense que les premières institutions de la cité ont
pris comme modèle celles de la cité-mère, Tyr. La cité punique a étendu son pouvoir en Méditerranée
occidentale, en particulier après la conquête de Tyr par les Assyriens au
milieu du viie siècle av.
J.-C. ; elle s'était affranchie du tribut payé
aux Africains.
Au milieu du vie siècle av.
J.-C., Malchus, un général ayant combattu en Sicile et
en Sardaigne, aurait pris le pouvoir à Carthage et fait exécuter dix
sénateurs avant d'être mis à mort pour tyrannie. Selon les partisans de la
thèse d'une royauté à Carthage, après la phase monarchique, une évolution
institutionnelle importante aurait suivi la chute de Bomilcar en 308 et ce sont ces institutions nouvelles qui auraient
fait l'objet de la description d'Aristote, aboutissant à une république
aristocratique. Le ive siècle av.
J.-C. à Carthage est un siècle de
bouleversements majeurs et la famille des Hannonides prend
de l'importance. Aristote signale que Hannon souhaite devenir monarque et
donc nuance son propos sur la supposée stabilité institutionnelle de la cité.
L'assemblée du peuple aurait acquis plus de pouvoir à partir du milieu du iiie siècle av. J.-C., surtout vers 237 après la Première guerre punique, donnant ainsi à chaque citoyen davantage d'influence dans la vie politique, selon François Decret, avec une accélération du processus après la bataille de Zama. L'aboutissement en aurait été une prépondérance de la voix du peuple dans les délibérations selon un texte de Polybe. Tite-Live évoque également des tensions en 196 entre Hannibal et un juge chargé de fonctions financières qui aboutissent à un changement de la loi par l'assemblée du peuple, considérant la fonction judiciaire comme annuelle et non reconductible. Cette affaire est le signe d'une certaine démagogie et de la lutte entre Hannibal et le Conseil des Anciens qui obtient son exil.
II. Éléments monarchiques : rois ou suffètes ?
Le monde phénico-punique n'ignore pas la monarchie :
les cités phéniciennes se sont en effet dotées très tôt d'un roi : des
rois sont ainsi connus à Byblos, Sidon ou Tyr. Ceux-ci ne sont cependant pas détenteurs d'un pouvoir
absolu : le roi phénicien héréditaire est davantage le premier des
citoyens qu'un roi absolu. Il subit des pressions de son entourage (ses
conseillers), des plus riches (Conseil) ainsi que celles du peuple
(Assemblées). Dans les métropoles, des rois sont en place mais rien n'est
certain pour la situation dans les colonies. Autant à Chypre, la
présence d'un roi est assurée, autant à Carthage le problème est posé. La
légende de la fondation de la ville par Elissa-Didon, considérée comme issue de la famille royale de Tyr, ne
prouve pas l'introduction du régime monarchique. Le texte d'Aristote évoque
des « rois » (basileis)
mais, cette royauté duale n'étant pas un caractère phénicien avéré, cela rend
d'autant plus suspecte son évocation. La monarchie spartiate possède
pour sa part deux rois.
La théorie de la royauté de
Carthage a été âprement défendue et
développée par Gilbert
Charles-Picard pour les vie siècle av.
J.-C. et ve siècle av.
J.-C., à la suite de Karl Julius Beloch. Elle a été reprise par François Decret. Picard démontre
une évolution dans les institutions de Carthage : une monarchie est
installée dès la fondation de la cité, avec une dynastie magonide ayant
régné selon lui entre 550 et 370, suivie par les Hannonides leur
succédant jusqu'en 308. Après cette
date, la monarchie aurait seulement été héréditaire. Cependant, cette thèse est
refusée par la plupart des historiens dont Maurice Sznycer qui
estime que le suffétat d'origine sémitique est la seule institution réelle
derrière les termes utilisés par les sources gréco-romaines. Serge Lancel
évoque une royauté provisoire pour les débuts de l'histoire de Carthage, un
commandement militaire avec pleins pouvoirs confié pour une période donnée et
éventuellement renouvelable par une autorité qui n'est pas citée par les
sources.
Une partie de l'historiographie a également supposé des ambitions monarchiques, sur le modèle hellénistique, aux Barcides en Espagne, hypothèse également écartée par Maurice Sznycer.
L'étude de la royauté de Carthage a entraîné
l'hypothèse que ceux appelés « rois » sont
en fait les « suffètes ». Cette
hypothèse est davantage conforme aux traditions orientales et à celles de
Tyr : les suffètes ou SPT (shouphet signifiant
« juges ») sont comme en Israël des chefs et des gouvernants. S'ils
sont chargés de rendre la justice et de gérer l'administration civile, leur
charge n'est pas héréditaire. Le gouvernement devait être comparable à celui
de Rome, avec un Sénat et deux suffètes élus chaque année mais
appelés « rois » par les
Romains et les Grecs en raison de leur incapacité à trouver dans leur culture
un terme adéquat pour transmettre la réalité punique. Magistrats suprêmes de
Carthage, les deux suffètes sont mentionnés implicitement par Cornélius Népos : « De la même
manière en effet que Rome se donne des consuls, Carthage créait chaque année deux
rois munis de pouvoirs annuels ».
Le suffétat est attesté à la fin du ive siècle av.
J.-C. et au iiie siècle av.
J.-C. mais à Tyr dès le ve siècle av.
J.-C.. On pense que ces suffètes exercent le
pouvoir judiciaire, en particulier pour le droit privé et exécutif, mais pas le
pouvoir militaire — réservé à des chefs élus séparément chaque année par
l'assemblée du peuple et recrutés parmi les grandes familles de la cité — ni le
pouvoir religieux. Ils auraient eu le pouvoir politique de convoquer les
assemblées et de présider leurs débats.
Le cas d'Hannibal Barca peut
être souligné : il est élu suffète après la défaite de Zama,
en 196, selon Tite-Live.
Cependant Hamilcar, le vaincu d'Himère, est désigné comme basileus du fait de
sa valeur militaire.
Le pouvoir des suffètes est vraisemblablement
uniquement un pouvoir civil d'administration de la chose publique. Choisis
comme tous les magistrats de la cité selon leur richesse et leur compétence,
ils ne sont pas rémunérés par ailleurs. M'hamed Hassine
Fantar évoque un large éventail de
compétences civiles, religieuses et militaires. Selon lui, ils auraient par
ailleurs réuni et présidé les assemblées.
C'est à partir du ve siècle av.
J.-C. qu'existent deux suffètes annuels éponymes. Sur la
base d'une inscription du Corpus Inscriptionum Semiticarum, une instauration du suffétat au dernier tiers du siècle
a été proposée par certains auteurs dont Maria Giulia Amadasi Guzzo. Comme
c'est le cas à Rome, des listes rédigées sur des matériaux durables devaient
exister mais elles ne nous sont pas parvenues. L'institution a perduré à
l'époque romaine avec magistrats municipaux, jusqu'au iie siècle, tant pour des cités d'Afrique du Nord que
de Sardaigne
Article détaillé : Suffète.
III. Éléments oligarchiques : Conseil des Anciens et Cent-Quatre
Carthage avait une assemblée désignée par Polybe sous le nom de « Grand Conseil », une assemblée plénière et une assemblée restreinte, le « Conseil des Anciens ». Les membres du Grand Conseil étaient des membres des familles importantes de la ville.
Les suffètes sont assistés par un « Conseil des Anciens » ou gérousia que
l'on trouve dans d'autres cités, particulièrement à Sparte : les
textes évoquent les « Anciens de Carthage » selon
une habituelle expression sémitique tout comme à Lepcis Magna.
Encore en pleine époque romaine, les « Grands de
Lepcis » sont évoqués.
Ce Conseil, présent dès le vie siècle av.
J.-C. selon Justin, a été assimilé au Sénat romain, les
membres étant dénommés dans les diverses sources gerontes ou seniores.
Les réunions se tenaient non loin de l'agora, place principale de la cité.
Il a peut-être existé dans la cité punique dès ses
origines. Cet organe, probablement composé par les membres des familles
influentes, a compté sans doute plusieurs centaines de membres, même si leur
nombre exact reste inconnu. Au moment de la Troisième guerre
punique, Polybe évoque
300 otages issus
des familles des sénateurs de Carthage. Le mode de transmission de la fonction
parmi les familles aristocratiques reste inconnu. De même, cette assemblée se
réunissait sans doute dans une bâtisse localisée à proximité de l'agora de la
ville ou même dans certains cas dans le temple
d'Eshmoun situé sur la colline
de Byrsa.
Il a compétence pour toutes les affaires de la
cité : questions politiques et administratives, la guerre et la paix, la
politique étrangère, l'armée, dont le recrutement de mercenaires et
les sanctions pour les généraux vaincus, les finances, etc. Il est amené à
prendre des décisions liées à la vie privée des individus, interdisant de boire
de l'alcool aux magistrats ou
interdisant l'usage du grec en 368.
Les généraux, nommés selon leurs compétences, rendent compte de leurs actes devant cette assemblée qui a le dernier mot et peut les sanctionner lourdement. Bomilcar est ainsi condamné en 308 à la crucifixion pour avoir tenté de prendre le pouvoir au temps de l'expédition d'Agathocle de Syracuse. On ne sait toutefois pas si les suffètes sont élus par ces oligarques ou par l'ensemble du peuple. L'assemblée inclut les suffètes qui peuvent la convoquer et éventuellement la présider. Le Sénat peut, avec l'accord des suffètes, décider de toute affaire en discussion sans qu'il soit nécessaire de la soumettre à l'assemblée du peuple. En cas de désaccord, l'affaire est soumise à l'assemblée populaire.
En outre, Aristote est le seul à mentionner un
conseil restreint, les « Cent-Quatre » ou
les « Cent », et les « pentarchies ». Ces institutions sont
néanmoins mal connues. Les Cent-Quatre auraient été mis en place en 396 avec comme objectif d'être un tribunal pour les affaires
politiques.
La première, sorte de « Haute Cour », a reçu, sur la base d'un texte de Justin, un rôle judiciaire et policier ; ce dernier évoque un tribunal aux attributions judiciaires particulières, composé de cent juges choisis parmi les sénateurs, à l'occasion d'un passage de généraux devant cette juridiction après une guerre. Il a été supposé que ce corps est une émanation du Sénat, un conseil restreint, dont les membres sont choisis selon Aristote par les pentarchies (corps de cinq magistrats qui se recrute « par cooptation ») « d'après le mérite ». Leur rôle aurait été de préparer les décisions et l'ordre du jour des séances. Ils auraient été inamovibles jusqu'aux bouleversements politiques décidés par Hannibal Barca lors de son activité comme suffète en 197-196.
Aristote est le seul à évoquer les « pentarchies », qui se recrutaient par
cooptation. Leurs compétences sont importantes et nombreuses mais non
précisées, hormis le choix d'un magistrat suprême à la tête des « Cent ». Cet attachement au principe de
collégialité est à lier aux sentiments « profondément
démocratiques » des Carthaginois selon M'hamed Hassine Fantar,
les tentations tyranniques étant brutalement réprimées. La collégialité seule
permettait de limiter les risques liés aux ambitions personnelles
Polybe évoque en outre une commission de trente
membres avec un but diplomatique en 203. L'épigraphie confirme pour sa part l'existence
de diverses commissions spécialisées, en particulier religieuses, dans
les « tarifs sacrificiels ». Le tarif dit de Marseille évoque « trente hommes préposés aux taxes » aux
larges attributions financières. Par ailleurs, on connaît l'existence des « dix hommes préposés aux sanctuaires ». James
Germain Février a émis l'hypothèse d'un rapport entre les commissions et
les « pentarchies », la première
étant la réunion de six pentarchies, la seconde la réunion de deux.
Les sources primaires évoquent aussi des membres de l'administration punique, dont les rabs aux fonctions mal identifiées, mais qui devaient avoir un rôle hiérarchique. En outre des comptables et des inspecteurs sont recensés, ainsi que des fonctionnaires aux fonctions financières semblables aux questeurs romains. Les sources épigraphiques néo-puniques de Lepcis Magna évoquent des « inspecteurs des marchés ». Il y avait aussi des secrétaires ou scribes.
IV. Éléments démocratiques : Assemblée du peuple
Selon Strabon, la population de Carthage était de
700 000 habitants au moment de la chute de la cité en 146, même si ce chiffre est contesté par les chercheurs,
pour une ville d'environ 300 hectares et une banlieue d'une superficie de
25 km2.
La population, composée d'une majorité de pauvres ou d'artisans
et d'une minorité de marchands aisés, a son mot à dire dans les affaires de la
cité, mais vraisemblablement les hommes uniquement. Les esclaves et les
affranchis n'avaient pas de droits politiques ; en revanche certains
étrangers obtiennent des droits civiques, en particulier à la suite de services
rendus. Hannibal a ainsi promis la citoyenneté à ses soldats en cas de victoire.
Périodiquement, des citoyens sont envoyés dans les colonies, cette possibilité s'évanouissant avec la perte de l'empire après les deux premières guerres puniques. Certaines professions sont sans doute exclues de l'assemblée.
Selon Strabon, la population de Carthage était de
700 000 habitants au moment de la chute de la cité en 146, même si ce chiffre est contesté par les chercheurs,
pour une ville d'environ 300 hectares et une banlieue d'une superficie de
25 km2.
La population, composée d'une majorité de pauvres ou
d'artisans et d'une minorité de marchands aisés, a son mot à dire dans les affaires
de la cité, mais vraisemblablement les hommes uniquement. Les esclaves et les
affranchis n'avaient pas de droits politiques ; en revanche certains étrangers
obtiennent des droits civiques, en particulier à la suite de services rendus.
Hannibal a ainsi promis la citoyenneté à ses soldats en cas de victoire.
Périodiquement, des citoyens sont envoyés dans les
colonies, cette possibilité s'évanouissant avec la perte de l'empire après les
deux premières guerres puniques. Certaines professions sont sans doute exclues
de l'assemblée.
Certaines affaires sont évoquées devant cette assemblée en cas de désaccord entre les institutions de forme oligarchique, aussi en cas d'accord même si ces assertions ne sont étayées par aucune autre source que le texte d'Aristote. De même, ces institutions oligarchiques doivent être d'accord pour qu'une affaire soit portée devant l'assemblée. Les magistrats et les généraux sont par ailleurs élus par cette dernière.
Si, pour Aristote, la masse populaire est un élément
foncièrement perturbateur, le philosophe souligne la stabilité
constitutionnelle qui est considérée comme un « effet
du hasard ». Cet argument est valide également pour la période de
l'histoire punique postérieure à l'auteur : le régime oligarchique
carthaginois, régime fragile, n'a pu que traverser par hasard de graves
périodes, en particulier au moment des guerres puniques.
Si l'on en croit Polybe, l'assemblée du peuple a accru son pouvoir durant les iiie et iie siècles av. J.-C., à l'époque des Barcides , avec l'élection des généraux par l'assemblée et aussi sans doute l'élection des suffètes. Toutefois, le même auteur évoque une corruption largement pratiquée pour l'obtention des magistratures et des commandements militaires.
Aristote évoque par ailleurs les hétairies,
organisations politiques qui organisaient des syssities ou
repas en commun. Ces organisations permettaient aux citoyens de choisir leurs
représentants dans l'assemblée selon divers critères d'âge, de fortune et
d'expérience. Ces organisations semblent avoir joué un rôle politique, en
particulier comme soutien à Hannon le Grand.
Les grandes incertitudes ne permettent finalement pas de déterminer quel était le degré de démocratie dans l'ancienne Carthage, la place du citoyen étant inconnue. Il n'y avait pas à Carthage de service militaire, l'armée étant composée de mercenaires, même si les sources évoquent une farouche défense au moment de la Troisième guerre punique
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